La tentation d'exister

Tahiti

Impressions de Tahiti.

 

Le vol Paris Papeete, qui dure près de vingt heures, fait escale à Los Angeles.

Le décalage horaire n'est pas trop difficile à supporter car la nuit tombe assez vite en quittant les Etats-Unis et l'envie de dormir permet de passer relativement vite la deuxième partie du voyage.

Il n'en est pas de même au retour.

L'arrivée à Papeete, à l'aurore, est totalement surréaliste : la douceur de l'air, les parfums, les bougainvillées, les jacarandas et les frangipaniers du terrain de l'aéroport de Fa'a embaument l'air de leurs fragrances colorées.

Trois musiciens, avec leur guitare, leurs chemises en coton aux motifs floraux et leurs ukulélés accueillent les voyageurs ébahis, les colliers de fleurs sont généreusement distribués, le mythe de la perle incontestée des mers du sud devient enfin réalité.

Bougainville avait surnommé Tahiti « La nouvelle Cythère », faisant implicitement référence à l'importance de la relation amoureuse dans la vie des tahitiens.

 

En fait, les trois plaisirs fondamentaux de la population locale sont l'amour, la musique et la danse.

Mais contrairement aux femmes de nombreux pays, les tahitiennes ne recherchent ni le raffinement de la conquête amoureuse, ni la galanterie de l'amour courtois.

Elles recherchent avant tout la force physique et la rapidité des émois nocturnes : l'intellectuel, le poète ou l'amoureux transi n'ont pas grande chance à leur yeux, alors que la brute au coup de poing facile et l'athlète viril sont prioritairement recherchés.

 

La musique accompagne chaque moment de la vie et tous les tahitiens grattent la guitare ou le ukulélé.

Les polyphonies traditionnelles ont été largement reprises par les différents cultes, et notamment le culte protestant.

Il faut entendre chanter les femmes toutes de blanc vêtues un dimanche matin au temple ou à l'église pour  percevoir le charme et l'élégance de ces polyphonies d'une rare beauté.

La ferveur religieuse qui les anime se superpose discrètement à des croyances plus anciennes et plus obscures comme celle des « tupapau ».

 

Le tupapau, c'est l'essence même de la superstition polynésienne et celui qui ne connaît aucune histoire de tupapau ne connaît rien de Tahiti.

Le tupapau est ce revenant qui vient, certaines nuits, hanter les cimetières, bien entendu, mais également des lieux bien connus de chaque tahitien : certains bois, certains ponts, certaines plages ou rivières ont leur propre tupapau.

En général, les tahitiens détestent faire leur rencontre nocturne.

Les nuits de pleine lune et les trois nuits suivantes sont les plus propices à ces rencontres indésirables, tous les tahitiens vous le diront.

Ils vous déconseilleront de vous aventurer ces nuits là dans les endroits où ces errances nocturnes ont été constatées.

Et même si vous restez chez vous, il est fortement conseillé de laisser une lumière allumée toute la nuit.

Contraint de sortir de nuit, il faudra absolument éviter les anciens marae et prendre garde aux animaux errants comme les chiens, les cochons et les chats car il est fréquent que les tupapau revêtent des apparences inattendues.

Si malgré ces précautions vous en rencontrez un, il convient de l'injurier, en tahitien de préférence.

Vous n'y croyez pas ?

Demandez donc à cette jeune femme européenne qui rentrait chez elle en voiture et qui découvrit dans son rétroviseur une petite vieille assise sur la banquette arrière et qui lui faisait des grimaces.

Demandez donc à ce jeune tahitien qui jouait de la guitare sur un pont au bord de la route et qui s'aperçut qu'un être sans tête s'était assis à ses côtés et l'accompagnait sur sa propre guitare.

Demandez à ce monsieur plein de sagesse qu'il vous raconte le passage d'un cycliste sans jambes et sans tête…

 

Les trois impératifs de Tahiti ont été largement décrits par de nombreux auteurs mais ils illustrent si bien la mentalité des tahitiens qu'ils valent mieux que de longs commentaires.

Ce sont trois locutions qui vont revenir en de multiples circonstances.

 

La première c'est aïta péa-péa : pour les polynésiens, seul l'instant présent est digne d'intérêt, il ne sert à rien de se soucier de l'avenir ou de regretter le passé. Tout ce dont la conséquence immédiate n'est pas perceptible n'existe pas.

On pourrait la traduire par « rien à cirer, on s'en moque, inutile de se tracasser pour si peu. »

Cet ancrage systématique dans le présent est symptomatique de la culture polynésienne, il permet souvent d'oublier les écarts de conduite passés et de ne pas anticiper l'avenir par une conduite appropriée.

 

La deuxième locution, assez curieuse pour nos esprits occidentaux, c'est  E méa haama, soit mot à mot, « cela fait honte ».

Il ne faut surtout pas comprendre cette honte avec notre code de valeurs morales car en fait les tahitiens ont honte de très peu de choses : mais il est élégant d'avoir  l'air d'avoir honte, ce qui est totalement différent.

Ainsi, il est évident que cela ferait honte, pour une jeune femme domestique chez des Blancs de se rendre le dimanche au temple sans inaugurer une robe neuve ou pour un jeune homme  de rouler avec un vélo dont la chaîne fait du bruit…

Mais il n'est pas honteux de s'approprier une bicyclette qui ne fait pas de bruit, justement, ou  d'emprunter à son employeur et à son insu le montant de cette robe neuve alors que l'on s'apprête à rendre son tablier…pour incompatibilité d'humeur évidemment.

 

La troisième, et probablement la plus mystérieuse de ces locutions est le fiu.

Le fiu exprime la lassitude, l'ennui, le dégoût, le désintérêt, le désamour.

Cette locution est particulièrement polysémique et riche de sens car elle domine toute la vie indigène.

Elle signifie à la fois notre « ras-le-bol », mais aussi « je veux m'en aller » (peu importe où), et « je t'ai assez vu ».

Il y a en outre, dans le fiu, une dimension inexprimable un peu comparable à la « saudade » lusitanienne, cette sorte de nostalgie triste qui vous pousse à caresser de la langue une dent cariée, alors que ce contact est légèrement douloureux.

J'ai même vu à Papeete, de petites affichettes vantant les régimes amaigrissants, les tahitiennes adultes ont souvent de vrais problèmes de poids, qui annonçaient un numéro de téléphone salvateur avec cette simple question, en français :

Fiu des kilos en trop ?

 

Les raerae.

 

Le raerae (prononcer réré) ou mahou, constitue une figure incontournable de la société polynésienne.

Dans chaque famille traditionnelle, lorsque les filles y sont en nombre insuffisant, le fils aîné est culturellement transformé en fille pour seconder sa mère dans les tâches domestiques et maternelles.

Cette curieuse tradition, commune à l'ensemble des archipels, et même aux Marquises, ne doit pas être confondue avec le travestisme.

Elle est beaucoup plus rare dans les îles du sud (Tuamotu, Australes, Gambier).

Les garçons élevés dans cette obligation sociale adoptent les manières, la voix, le déhanchement et l'habillement des femmes.

Sans apport d'hormones ou de traitements chimiques leur voix reste haut perchée, même après l'adolescence, leurs cheveux sont longs et brillants, leur visage est imberbe et leurs traits sont délicats.

 

 

 

 

 

A Raïatea ou à Bora Bora, vous rencontrez, par hasard, sur le seuil d'une case, une jeune vahiné au visage un peu carré mais qui possède de magnifiques cheveux longs et lustrés, elle berce délicatement un bébé, elle porte un joli collier de fleurs odorantes et une robe aux couleurs voyantes.

A sa démarche ondulante, à sa voix de fillette, à ses mouvements de coquetterie exagérée, vous songez que la féminité, pourtant prédominante chez la femme tahitienne, est particulièrement exacerbée, presque caricaturale…

Vous pourriez garder vos illusions et tenter de pousser votre avantage un peu plus loin si une âme charitable ne vous faisait alors observer :

-Aïta vahiné…E mahou téié !

Soit en français : Ce n'est pas une femme, c'est un raerae !

 

Eh oui, cette jeune femme attirante et maniérée est en réalité un homme …

Son comportement féminin a été acquis dès les premières années de son existence, mais attention, il ne s'agit pas de pervers mais simplement d' invertis.

Certains raerae sont vraiment séduisants, alors que les travestis occidentaux n'inspirent généralement pas le désir.

L'instinct maternel et la rigueur des raerae en matière de tâches domestiques sont unanimement reconnus, même s'ils sont aussi sujets que les jeunes femmes au fiu qui affecte tous les polynésiens.

S'agit-il de femmes que la nature a placées par mégarde dans un corps d'homme ?

 

En Polynésie, il n'y a ni honte ni gloire à exercer ce statut hybride, lorsqu'un petit garçon se décrète fille et adopte la vêture et le comportement correspondants, ses parents respectent son choix et s'y conforment.

 

Les mœurs sexuelles des raerae sont mal connues, il existe à ce propos une sorte de silence opportun qu'ils ne souhaitent pas briser, désireux qu'ils sont de garder soigneusement leur part de mystère…

 

 



10/06/2007
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